Il est si difficile de décrire ce que l'on éprouve, lorsque l'on sent qu'on existe réellement et que notre âme est une entité réelle - si difficile que je ne sais avec quels mots humains je pourrais le définir. Je ne sais si j'ai de la fièvre, comme il me semble, ou bien si j'ai cessé de subir cette fièvre d"être un dormeur de la vie. Oui. je le répète, je suis comme un voyageur se retrouvant soudain dans une ville inconnue, sans savoir comment il y en parvenu ; et je pense à ces gens qui perdent la
mémoire, et qui deviennent un autre pendant très longtemps. J'ai été moi-même un autre pendant très longtemps - depuis ma naissance. depuis la conscience - et je me réveille aujourd'hui au beau milieu d'un pont, penché sur le fleuve, et sachant que j'existe plus fermement que tout ce que j'ai été jusqu'à maintenant. Mais la ville m'est étrangère, les rues me sont inconnues, « le mal est sans remède. Donc, j"attends, penché sur le pont, que la vérité me quitte, pour me laisser le nouveau
nul et fictif, intelligent et naturel.
Ce n'a été qu'un instant. déjà passé. Je vois de nouveau les meubles qui m'entourent, les dessins du vieux papier sur les murs, le soleil à travers les vitres poussiéreuses. J'ai vu la vérité un instant. J"ai été un instant, avec conscience, ce que sont les grands hommes avec la vie. J'évoque leurs paroles et leurs actes, et je me demande s'ils n'ont pas été, eux aussi, tentés victorieusement par le Démon de la Réalité. S'ignorer soi-même, c'est vivre. Se connaître mal soi-même, c'est penser. Mais se
connaître, d,un seul coup, comme en cet instant lustral, c'est avoir soudain la notion de La monade intime. de la parole magique de l'âme. Mais une clarté subite brûle tout, consume tout. Elle nous laisse nus, et de notre être même. Ce n'a été qu'un instant, et je me suis vu. Ensuite je ne saurais pas
même dire ce que j'ai été. Finalement j'ai sommeil, car, je ne sais pourquoi, il me semble que le sens de tout ça, c'est dormir.