jeudi 4 août 2016

Le pélérin

Sans me comprendre, sans oser m’interpréter, j’ai arrêté mon esprit. Les idées m’avaient comme déserté. J’étais dans un désert à l’intérieur de moi.
Et soudain, mes yeux se tournèrent vers le passé, vers le début du voyage, vers le sentiment inquiet qui m’y avait conduit, vers le destin obscur qui me l’avait mis dans l’âme. En un instant aux multiples pensées, je me suis souvenu.
Je me suis dirigé à nouveau vers le passé perdu, vers cet instant où, du mur du domaine, j’avais vu apparaître l’Homme en noir. En mon for intérieur je me suis répété, une fois encore, ses mots, avec sa voix :
— Ne fixe pas la route ; suis-la jusqu’au bout.
Et, pour la première fois, mais comme si je ne l’avais pas oubliée, j’entendis, d’abord le ton, puis les termes, de ma réponse négative :
— Pas encore ; je ne partirai que lorsque je sentirai le mal qu’il y a à s’arrêter.
Et je m’étais arrêté ! Combien de jours, et avec quelle joie, m’étais-je arrêté ! Pauvre de moi ! Je m’étais arrêté parce que j’aimais, parce que je désirais, parce que je voulais. Mais qu’est-ce que c’était qu’aimer, désirer, vouloir, sinon s’arrêter [du moins dans le désir du chemin ?. Je m’étais arrêté parce que j’aimais ? Mais pourquoi me serais-je arrêté, si je n’avais pas eu une raison pour m’arrêter ? Une figure qui m’enchantait, me retenait ? Qu’est-ce que c’était que retenir sinon ne pas laisser continuer ? Et qu’est-ce que c’était qu’enchanter sinon arrêter ?
Pendant un instant encore je me suis écouté souffrir, et il me sembla que j’avais l’esprit privé de facultés – sinon celle de m’angoisser. Un instant j’ai hésité encore. Puis,  j’ai décidé de partir. Je ne saurais dire, personne ne saurait dire à ma place, 14 ce que le départ m’a coûté. Mais j’ai décidé de partir, de m’en aller, de continuer sur-le-champ. J’ai mis sur mon épaule mon ballot de voyageur. Il était léger parce que seule était lourde l’angoisse, la seule chose que je sentais. Pleurant tout haut dans mon sang et dans ma vie, je suis parti. Je suis parti en courant, en pleine nuit, j’ai fui comme un fou furieux, comme si j’avais voulu aller au-delà de moi, ou laisser mon ombre derrière moi. J’ai couru, j’ai couru, j’ai couru, j’avais l’impression que le temps était figé, que je ne bougeais pas, que j’étais arrêté, enchaîné dans la cellule étroite de ma souffrance.

Mais je suis parti. L’âme sèche, dure, achevée.
Et centrée au fond, comme une fine goutte de rosée, dormait je ne sais quelle vague joie d’une grande libération.
J’ai franchi, en pleurant, la porte extrême de la ville.
Devant moi, fleuve gelé sous le clair de lune froid, la route s’allongeait indéfiniment.






mardi 2 août 2016

Poteaux d'angles

On a besoin d’idées fausses ; la très grande idée fausse est dynamogène et comme telle convient.
 L’écart entre le réel et l’illusoire, plus il est grand, plus il suscite et nécessite de l’ardeur, plus elle est attendue.
 Dans la mesure où l’idée, la doctrine est utopique (mais qui serait si commode, excellente, satisfaisante et salutaire si elle n’était fausse et inapplicable ou mythique), elle oblige à l’élan… Les disciples afflueront, réchauffés, chaleureux qui lui sacrifieront esprit, autonomie, existence.
 Chaque époque a sa croyance broyeuse, large mouvement d’esprit, fait de plusieurs.
 Le temps pour beaucoup est long à passer dans l’attente d’une autre onde à la prometteuse rénovation. Enfin elle arrive et le cycle reprend.