Aucun horizon n’est inaltérable. Immuable. Aucun horizon n’est inoxydable.
Car, aussi lointain qu’il paraisse, dans son aura de saphir flou et de givre cendré, l’horizon est constamment touché, heurté et griffé d’éraillures. Régulièrement, sous l’effet des tempêtes, sous l’effet des passions et des haines, corrodé par les rêves et les idées que l’on dit folles, l’horizon s’écaille, se délite et se lézarde.
Le mur d’horizon s’infecte d’acides, rouille et noircit. Il y a des horizons sanglants comme des taureaux. Des écharpes de lichens le rongent, le couvrent d’une peau d’écume charbonneuse. La fresque d’horizon pâlit, s’érode et se délave, tourne au linceul : il y a des horizons livides, aussi blafards que des visages de cadavres.
La ligne d’horizon se neige, s’effiloche, s’efface dans son pointillé, perd sa propre trace.
Or l’horizon est un bord, une frontière ultime, une limite indispensable et fatidique. Il sépare le monde d’un au-delà informe et chaotique, d’un magma de ténèbres fauve, d’un gouffre tel qu’aucun dieu ni monstre même n’y résiste. L’horizon barre le hors-monde, la virulence du néant, l’ailleurs ultraviolet de l’innommable. Pas question de laisser l’horizon se dégrader, se fissurer ici ou là ni surtout s’effondrer. Car tous les effondrements d’horizon ont précipité dans l’histoire l’enfer de leur désastre : des récits de ravages, de convulsions barbares et de calamités, des cicatrices de carnages, des récits de cataclysmes et de fracas. Des orages féroces suivis d’un immense silence, un silence de terres et de corps dévastés, un silence de mort, silence de la mort d’un monde.
Celui dont l’horizon un jour s’est écroulé connaît la cruauté de ce désastre.
Devant l’usure et la fissure d’horizon, on a recours à une corporation particulière : les peintres d’horizon. Ils scrutent le délabrement, les taches, l’écaillure, l’écorce d’ombre craquelée qui creuse l’horizon et le menace. Ils dressent les plans, ils tracent des croquis, chiffrent des dimensions, s’exercent à des encres et des lavis. On charge enfin le matériel. Les peintres partent vers les lieux. Car ils savent atteindre l’horizon, c’est leur mystère, le fonds d’une science hermétique, d’un savoir dont ils ne parlent jamais. Ils s’en tiennent au silence d’un très ancien sourire énigmatique.[....]
Ils se transmettent des talismans qui les protègent contre les vertiges d’aurore et contre les vertiges de
crépuscule
Port Manec'h - L'horizon 1
(Réf. 2014_010)