Lève le camp. Ils meurent tous de ne point vivre.
Chez eux, à coups félons, halète la rancœur.
A les voir écumant, l'œil jaune et le poing ivre,
Qui ne leur jetterait son idéal au cœur ?
Oh ! cependant, il est quand même aussi des hommes
Dont le rêve à tâtons secoue un pan du ciel,
Et que loin de l'alcôve où laidement nous sommes,
Le temps fait rayonner comme l'amour sans fiel.
Poète, sois des leurs dans ta musique ardente.
La bouche de l'ignoble enfante les vieillards.
Deviens celui qui pose un fabuleux andante
Sur les chemins fourbus et noyés de brouillards.
Sois tout ce que d'aucuns voudraient t'empêcher d'être.
L'abominable siècle osera-t-il jamais,
Au fond de l'avalanche obscène du paraître,
Ensevelir ta voix promise aux blancs sommets ?
Non, ce n'est pas demain que se tairont les anges.
Des ailes tour à tour ébauchent leur envol.
Les vivants sont ailleurs, nés pour d'autres vendanges
Et doués d'une flamme à soulever le sol.
Nul mieux que toi ne court du brin d'herbe à l'étoile ;
Nul ne raconte mieux le sublime et le saint ;
Nul encore quand l'aube immobile se voile,
Ne sait mieux conquérir quelque mouvant dessein.
Avec tes mots brandis au cœur loyal des choses,
Le vertige est plus clair et le sort plus aigu,
Le vent goûte, assoiffé, de foisonnantes roses
Et l'éden cajoleur n'a plus rien d'ambigu.
Aucun n'embrasse mieux les destins ou les mondes ;
Et s'échappant, filant, vibrant jusqu'au soleil,
S'illuminent en chœur ces minutes fécondes
Qu'en vain, mirage amer, on enlace au réveil.
Tu nous connais si bien du feu de tes mains pleines ;
Tu déroules si haut les cantiques des forts :
Echarpe longue et chaude, hymne au-dessus des plaines,
Embrasement levé parmi les vastes ports.
Combien chez toi l'oiseau, le nuage et la foudre
Ont la suavité d'un éclat de velours ;
Combien dans la fleur même en train de se dissoudre,
Tu suscites la graine où tout revit toujours.
Toujours ! les nids fameux, l'abeille qui s'étonne,
Toujours ! l'été nomade aux éclairs palpitants,
Le bois charnel ému sous les doigts de l'automne
Et l'hiver consumé par la foi du printemps...
Mais tout à coup, mais tout à coup ce flot vacille.
Un maléfique trouble ensemence la peur.
Le vulgaire allongé tel un mesquin bacille,
Empoisonne ton verbe emplumé de torpeur.
A terre, blême, éteint, le sommeil sur la joue,
Tu ne cultives plus que des mots expirants
Pendant que la bêtise infatigable joue
A travers les faisceaux lumineux des écrans.
Poète, hélas ! il est bien tard ; à peine était-ce
Une chimère peinte aux lèvres de l'ennui.
L'heure est au haïssable, au vide, à la tristesse
Et la malignité n'aime que trop sa nuit.
Nulle âme ne fendra les confins nus des songes.
Va, tu n'es déjà rien avec ton bleu pavois.
Le troupeau gigantesque et repu de mensonges,
Bêle à n'en plus finir pour étouffer ta voix.
ambiance musicale :
Giuseppe Verdi - La Force du destin, Ouverture (extraits).
Tullio Serafin dirige l'orchestre de la Scala de Milan.
Enregistrement de 1954 (Libre de droits)
Être poète n'est pas une ambition que j'aie, c'est ma manière à moi d'être seul.
Fernando Pessoa (Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes,
trad. Armand Guibert, p.38, nrf Poésie/Gallimard)